BACH – Six sonates en trio

Si seulement Dieu avait fait notre monde aussi parfait que Bach a fait le sien divin. Cioran

Durant ses années au service du prince Léopold d’Anhalt-Coethen, Bach, musicien luthérien dans une cour de confession calviniste, avait mis de côté les compositions reliées au culte, cantates et pièces d’orgue, pour se consacrer exclusivement à la musique instrumentale. Arrivé en 1723 à Leipzig, où il est engagé comme cantor de l’église Saint-Thomas, Bach éprouve sans doute quelque bonheur à composer les œuvres vocales sacrées deman-dées par ses nouvelles fonctions et, pour doter son église d’un répertoire neuf, il écrit sans délai près de trois cycles complets de cantates pour les dimanches et les fêtes de l’année liturgique. Ce travail occupe la plus grande partie de son activité artistique et Bach attendra la fin de la décennie pour confier à l’orgue les vastes préludes et fugues et les traitements de chorals qui demeurent aujourd’hui au sommet du répertoire de l’instrument.

Le compositeur veille cependant à l’éducation musicale de ses jeunes enfants et Nikolaus Forkel, son premier biographe, rapporte que c’est pour délier les doigts et les pieds de son fils aîné Wilhelm Friedemann que Bach couche sur le papier, quelque part entre 1723 et 1729, les trois voix de ses six Sonates pour orgue. L’ambiguïté demeure cependant au sujet de l’instrument auquel elles étaient d’abord destinées. Les manuscrits donnent l’indication « à 2 Clav. e Pedal », indication dont on ne sait si elle sert simplement à distinguer les trois voix des compositions ou si elle désigne l’instrument à tuyaux. Ainsi il est possible que les Bach père et fils les aient pratiquées au clavecin à pédalier, instrument dont la famille possédait quelques exemplaires, aussi bien qu’à l’orgue. Ce qui est certain, c’est que ces six compositions sont des œuvres profanes, de pures musiques instrumentales.

La sonate en trio de l’époque baroque, telle que mise au point par Corelli, fait ordinairement appel à quatre musiciens, deux d’entre eux s’occupant de la ligne de basse, et ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que les désignations de « trio » ou de « quatuor » se rapporteront au nombre d’instruments requis et non plus à la structure polyphonique de la composition. Ainsi les Sonates pour orgue de Bach — gardons leur ce titre — sont des trios qui demandent un seul musicien lorsque jouées sur deux claviers et pédale, mais elles peuvent aussi bien être adaptées aux quatre partenaires de la sonate en trio.

Une telle transcription est loin d’être inhabituelle chez Bach et ses contemporains; sauf quand il demande un symbolisme précis ou quand il fait appel à une technique instrumentale particulière — ce qui est rare chez lui —, Bach ne se prive pas de confier ses lignes mélodiques à diverses combinaisons sonores. Ses Sonates pour orgue n’échappent pas à cet usage puisque plus de la moitié des mouvements qui les constituent sont des réélaborations de morceaux antérieurs ou encore serviront plus tard à d’autres compositions; seule la Sonate nº 6 est totalement originale. Ainsi, entre autres exemples, le premier mouvement de la Sonate nº 4 a d’abord été conçu comme la Sinfonia pour hautbois d’amour, viole de gambe et basse continue qui ouvre la seconde partie de la Cantate BWV 76 — de là son adagio introductif de quatre mesures —, le second mouvement de la Sonate nº 3 se retrouvera dans le triple concerto pour flûte, violon et clavecin BWV 1044 et il existe des deux allegros de la Sonate nº 1 une version manuscrite qui les présente arrangés pour violon, violoncelle et basse continue.

Le contrepoint des six Sonates se tisse d’abord et avant tout entre les deux voix supérieures, et la rigueur virtuose de son élaboration rappelle le style des Inventions. Tandis que la ligne de basse leur sert de support harmonique et leur propose à l’occasion des ryth-mes de gigue ou de sicilienne, ces deux lignes mélodiques, d’une magnifique plasticité, dialoguent, s’échangent des motifs, parfois renversés, et s’entrecroisent sans arrêt. L’influence des maîtres italiens est ici partout présente; non seulement chacune des Sonates épouse la forme tripartite du concerto vivaldien, mais certains mouvements — les premiers mouvements des Sonates nº 2 et nº 6 par exemple — en ont aussi la structure interne, qui oppose l’alternance des imitations des lignes solistes à une impression de tutti obtenue par des motifs homophones à l’unisson ou à la tierce. Plusieurs années auparavant, Bach avait transcrit pour l’orgue et le clavecin seuls de nombreux concertos italiens et il avait parfaitement assimilé à la fois leur forme et leur luminosité; ses Sonates pour orgue se présentent comme l’aboutissement de cette démarche, par leur fusion de la sonate et du concerto d’une part, de la transparence italienne et de l’expressivité allemande d’autre part.

Sur un autre plan, on sait que Bach était féru de numérologie et très préoccupé du symbo-lisme des nombres. Par ce moyen, il voulait que ses œuvres soient le reflet de l’harmonia mundi, telle que définie tant par les traditions chrétienne et hermétique que par le mouvement néoplatonicien. Trois nombres structurent les Sonates pour orgue: elles sont écrites à 3 voix, comportent 3 mouvements et sont au nombre de 6, ce qui totalise 18 mor-ceaux. Le 3, tout d’abord, représente le principe de la synthèse, puis-qu’il résout la dua-lité évoquée par le 2; c’est le nombre sacré par excellence, celui de la Trinité divine. Platon avait regroupé en triade le bon, le beau et le vrai, la pensée hellénistique l’esprit, l’âme et le corps, tandis que les Chrétiens ont mis au nombre de 3, outre les personnes en Dieu, les vertus théologales, les fa-cultés de l’esprit, les attributs de Dieu, sans compter les rois mages et les jours passés par Jésus au tombeau avant la Résurrection.

Quant au 6, on le retrouve dans tous les cycles de musique instrumentale de Bach: les Concertos brandebourgeois, les Suites pour violoncelle seul, les Sonates pour violon et clavecin, les Sonates et Partitas pour violon seul ainsi que les Partitas, Suites anglaises et Suites françaises pour clavecin. Peut-être le compositeur les avait-il ainsi rassemblés pour une éventuelle publication — à l’époque on éditait sonates et concertos par groupes de 6 ou 12 —, mais il est fort probable que Bach ait eu à l’esprit la signification symbolique du nombre 6, dans la conception néoplatonicienne le nombre le plus parfait, parce qu’à la fois somme et produit des 1, 2 et 3. Le 6 représente en effet la perfection du monde créé: on le retrouve autant dans le rayon de miel et le flocon de neige que dans les faces du cube. C’est aussi le nombre des vertus du Christ et celui des ailes du séraphin dans la vision d’Isaïe. Et puisque la Création du monde eut lieu en 6 jours, il évoque le travail nécessaire avant le repos du 7e jour, signification qui renvoie directement à l’aspect didactique des Sonates pour orgue.

Enfin, le nombre 18, qui ne se rapporte qu’à celles-ci, puisqu’il est le total de leurs mouvements, symbolise, lorsqu’il est obtenu par le produit des 3 et 6, la foi s’accomplissant dans des œuvres conçues pour la seule gloire de Dieu.

Au-delà des aspects techniques et ésotériques qui ont présidé à l’élaboration des Sonates pour orgue de Bach, tous les commentateurs s’entendent pour louer à la fois la variété de leurs atmosphères, leur sensibilité, leur poésie, leur dynamisme, leur élégance et leur plénitude. Cet ensemble unique s’offre à nous peut-être comme la plus souriante de toutes les musiques que Bach nous a laissées. « ‘Remplis ta vie, songe à Bach, remplis ton verre, songe à Bacchus…’ De telles exhortations ont de quoi me ravir. Souvent, elles s’entrelacent dans ce que je crois être un des ultimes exténuements possibles vers la plénitude. Car ce n’est point mésuser du mot bachique que d’y voir tantôt une allusion à certain dévergondement du palais, tantôt le symbole, en somme irré-futable, des voluptés de l’oreille. Bachique va aussi bien à une idée du vin divinisé qu’à l’intui-tion de la divine mélodie. Bachique est ce lieu magique du vocabulaire où je fus amené à conjoindre deux de mes modes d’ébriété parmi les plus purs. […] Bach et Bacchus ne cessent de jouer tour à tour ou ensemble de la corde unique grâce à quoi je puis goûter aux eupho-ries, aux euphonies majeures sans pour autant me distraire des trépidations tragiques. […] Mais Bach est à lui seul l’alcool incontournable, les bruits supérieurs qui font chanter tout l’être [et] cet art qui se rit des lourdeurs se détruit comme labeur. » Marcel Moreau, « Bach, hic et nunc », in Silences, 1985.

© François Filiatrault

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