D’ANGLEBERT – Pièces de clavecin

La musique de cet enregistrement provient d’un recueil pour clavier parmi les plus soigneusement gravés du dix-septième siècle. Publié à Paris par le compositeur en 1689, ce magnifique album mesure 19 par 21.5 centimètres et contient sept pages d’introduction suivies de 128 pages de musique. Un examen minutieux de son contenu est tout aussi révélateur à propos du compositeur que du monde d’où proviennent ses pièces.

La page titre se lit comme suit [sic]:
“Pieces de Clavecin, Composées par J. Henry d’Anglebert, Ordinaire de la musique de la chambre du Roy, avec la maniere de les Joüer.  Diverses Chaconnes, Ouvertures, et autre Airs de Monsieur de Lully mis sur cet Instrument. Quelques Fugues pour l’Orgue et les Principes de l’accompagnement. Livre premier. Avec Privilege du Roy. Paris Chez l’Autheur Rue St. Honoré près St. Roch.”

Comme «Ordinaire de la musique de la chambre du Roy», Jean-Henry d’Anglebert (Bar-le-Duc, 1629? – Paris, 1691) faisait partie d’une élite de musiciens en service constant à Versailles, où Louis XIV dit le «Roi-Soleil» avait installé sa cour. Ce groupe incluait huit chanteurs solistes, un claveciniste, un théorbiste, deux luthistes, trois gambistes, quatre flûtistes et quatre violonistes; son rôle était de fournir la musique pour les événements sociaux comme les dîners, les bals et aussi les cérémonies du lever et du coucher du roi. Au cours du règne de Louis XIV (l’un des plus long de l’histoire, plus de 70 ans de 1643 à 1715), plusieurs des plus célèbres musiciens du dix-septième siècle ont fait partie de cette caste: le compositeur Michel-Richard de Lalande, le gambiste Marin Marais, le flûtiste Jacques Hotteterre, les clavecinistes Jacques Champion de Chambonnières et François Couperin. Mais les dominait tous l’«incomparable» compositeur d’opéra Jean-Baptiste Lully.

Journaux, romans et lettres de l’époque nous donnent un aperçu du contexte social dans lequel la musique à Versailles avait lieu. Une lettre de 1682 décrit un «jour d’appartement» : trois jours par semaines (les lundi, mercredi et vendredi), de six heures à dix heures du soir, plusieurs pièces voisines des chambres du roi étaient aménagées pour le concert. Ceux qui étaient de la suite du roi étaient invités à passer d’une pièce à l’autre et à prendre part à toutes les offrandes; ceux qui étaient dans les salles de musique se voyaient offrir des œuvres tant vocales qu’instrumentales, incluant des extraits d’opéras, airs, cantates, suites, trios et solos. Comme membre de la musique de la chambre du roi, D’Anglebert aura donc été présent pendant ces soirées à la fois comme soliste et accompagnateur. La musique jouait aussi un rôle important dans les cérémonies passablement élaborées des lever et coucher du roi. Lully a composé une part importante des pièces prévues à cet effet dont le menuet «La Jeune Iris» que D’Anglebert a transcrite pour clavecin.

Versailles fut aussi le témoin de plusieurs productions, souvent des premières, d’opéras et de ballets de Lully, entre autres Le Triomphe de l’Amour (1680-81), Atys (1682), Phaëton (1683) et Roland (1685). Aux musiciens de la chambre se joignaient alors d’autres musiciens de la cour et les Petits Violons, un ensemble de quelque 21 cordes sous la direction du compositeur. Ici aussi, D’Anglebert fut un participant actif au continuo et c’est probablement dans ce contexte qu’il aura acquis une expérience inestimable dont il voulut faire profiter par son bref mais instructif «Principes d’accompagnement» que l’on retrouve à la fin du recueil publié en 1689. Il a aussi transcrit de nombreux mouvements instrumentaux tirés des œuvres de Lully.

Le prédécesseur de D’Anglebert à Versailles avait été Jacques Champion de Chambonnières (c.1601-1672). Chambonnières avait lui-même hérité du poste de son père dès 1611 (il n’avait donc qu’une dizaine d’années), ayant prit graduellement ses différentes charges jusqu’à toutes les occupées à partir de 1644. Il était célébré tant en France qu’à l’étranger pour la beauté et la légèreté de sa touche, la variété de son ornementaion et la grâce de ses compositions. Il fut le premier en France à publier de la musique pour clavecin, deux volumes en 1670, vers la fin de sa vie. D’Anglebert, tout comme cet autre fameux claveciniste que fut Louis Couperin (c.1626-1661), a probablement étudié avec Chambonnières. On peut relever certains signes de collaboration dans le manuscrit Odlham, une compilation datant des années 1650 et contenant des autographes d’œuvres des trois compositeurs.

Chambonnières semble avoir eu un caractère difficile et ses prétentions aristocratiques lui ont coûté à la fois de l’argent et de l’estime. En 1662, il avait vendu son poste à D’Anglebert parce que (selon le gambiste Jean Rousseau) il n’était jamais parvenu à maîtriser l’art d’accompagner à partir d’une basse chiffrée, une sérieuse faiblesse sous le régime de Lully. Mais peu importe la raison, D’Anglebert prit la relève et conserva sa charge jusqu’à sa mort. Son propre fils, Jean-Baptiste-Henri, en hérita de droit, mais en vieillissant, à cause d’une vue de plus en plus faible, c’est François Couperin qui prit en charge ses fonctions.

Étant donné l’importance que la musique avait dans la vie sociale et politique de Versailles, il n’est pas surprenant que les membres de la noblesse aient cultivé leurs propres talents et créer leurs propres effectifs musicaux. En 1668, D’Anglebert était devenu claveciniste du duc D’Orléans (le frère du roi, familièrement appelé «Monsieur»). Il entra plus tard au service de la femme du Dauphin, Marie-Anne de Bavière, après son mariage en 1680.

L’enseignement était aussi une part importante de la vie de D’Anglebert. Le recueil dont sont tirées les pièces de cet enregistrement est d’ailleurs dédié à l’une de ses élèves, Marie-Anne, Princesse de Conti (1666-1739), une fille que le roi avait eue de sa première maîtresse, Louise de Vallière. La dédicace nous dit que la plupart des pièces furent composées pour elle, car la qualité de son jeu était pour le compositeur une constante source d’inspiration. La princesse semble avoir été une élève passionnée car elle continua avec François Couperin après la mort de D’Anglebert en 1691.

En commençant par Chambonnières dans ses livres de 1670, presque tous les compositeurs français ont inclus dans leurs publications une table d’ornements pour illustrer «la manière de jouer». D’Anglebert a peut-être publié la plus complète d’entre elles. Sa nomenclature comprend autant les façons variées de jouer les accords que d’ornementer les mélodies. Comme tous les systèmes français d’ornementation, celui de D’Anglebert est combinatoire : un petit nombre de gestes simples peuvent être combinés d’une multitude de manières pour donner de très riches figures ornementales. Comme il utilise exactement le même ensemble d’ornements dans l’un de ses exemples de basse chiffrée, son œuvre entière est une riche source d’idées pour l’accompagnement dans le style français. Sa table a d’ailleurs servi de modèle par la suite à plusieurs autres du même genre. Saint-Lambert y fait fréquemment référence dans son influent «Principes du clavecin» publié en 1702 ; Jean-Sébastien Bach devait aussi s’en servir en 1720 pour la table d’ornements du Petit livre de clavecin de Wilhelm Friedemann.

Le recueil de 1689 contient cinquante-sept pièces groupées en quatre suites. Les pièces choisies pour cet enregistrement proviennent de trois d’entre elles. Trois des quatre suites ont en tête un prélude non mesuré. Ce type de mouvement d’introduction, sans forme ou mètre prédéterminés, remonte à la tradition des luthistes d’improviser de courts préludes pour tester l’accord de leur instrument tout en établissant la tonalité des pièces à suivre. Il y a aussi un écho de la toccate italienne à la Frescobaldi que l’allemand Johann Jakob Froberger avait fait appréciée aux français lors d’une visite à Paris dans les années 1650. Certains préludes non mesurés primitifs, comme ceux de Louis Couperin, sont entièrement écrits en rondes, utilisant des signes de liaisons pour indiquer les regroupements et les phrasés. Dans les préludes de ce recueil, D’Anglebert utilise un mélange de rondes, pour la structure d’ensemble, et de plus petites valeurs, pour les figures mélodiques et ornementales, les rendant ainsi plus facile à décoder que ceux de Couperin. Les compositeurs plus tardifs ont par la suite adopté cette façon de faire, probablement dérivée de D’Anglebert.

On peut détecter certains procédés de composition ou figures de style propre à D’Anglebert dans ces préludes : on retrouve dans le prélude en ré mineur, la reprise de certaines petites sections des préludes en sol majeur et sol mineur ; cela suggère que ses improvisations étaient construites à partir de gestes contenus dans des modules plus ou moins indépendants. Après le prélude, chaque suite contient une série de mouvements de danses, reflétant l’importance de la danse dans la vie sociale de Versailles. Toutes les suites incluent la séquence de base de la suite française : allemande, courante, sarabande et gigue. Souvent, les différents types de danses reviennent plus d’une fois dans la même suite. La Suite en sol mineur, par exemple, comprend une allemande, deux courantes, une sarabande et une gigue de D’Anglebert lui-même et des transcriptions d’une sarabande et d’une gigue de Lully (dont on ne connaît pas les sources). Pour cette enregistrement, j’ai choisi les transcriptions de Lully plutôt que les pièces originales de D’Anglebert.

Chaque suite contient aussi d’autres mouvements suivant la séquence de base. Plusieurs sont des danses à la mode de l’époque : menuets, gavottes, gaillardes, chaconnes et passacailles. Chaque suite se termine sur des transcriptions de mouvements instrumentaux tirés des œuvres de Lully : ouvertures, airs, chaconnes et passacailles. La plupart de ces pièces avaient été jouées à Versailles dans les années précédant la parution du livre de D’Anglebert. Ses transcriptions sont de magnifiques translations des textures orchestrales en un riche jeu idiomatique de clavier. Les mélodies et les structures de phrases sont de Lully, mais avec les additions de ses propres mélismes et accords ornementaux, la sonorité et la texture sont de D’Anglebert. Les pièces de clavecin se terminent avec un hommage à son maître et collègue Chambonnières. Ce magnifique Tombeau, en forme de gaillarde, est un somptueux tribut à l’homme qui l’avait précédé à Versailles au service du roi.

Le recueil de D’Anglebert eut une grande influence dans les années suivant sa publication. Comme nous l’avons noté plus haut, la table d’ornements servit de modèle à d’autres compositeurs, tant en France qu’à l’étranger. Plusieurs copies de l’édition ont survécu dans des bibliothèques et des collections privées et un nombre substantiel de pièces furent copiées dans des manuscrits privés en France, en Angleterre et en Allemagne. Une des copies allemandes est particulièrement intéressante : la Suite en ré mineur se trouve dans une compilation manuscrite réalisée vers 1712 en partie par Johann Gottfried Walther, qui y fit aussi des copies de suites de Clérambault, Dandrieu, Dieupart, Le Roux, Lebègue et Nivers. Or Walther était le cousin de Jean-Sébastien Bach, tous deux ayant été en poste à Weimar au même moment à cette époque (Jean-Sébastien y fut de 1708 à 1717). Il est donc probable que Bach ait en partie développé sa familiarité avec le style français en étudiant ce manuscrit.

Dans sa préface, D’Anglebert dit qu’il avait d’autres pièces dans d’autres tonalités et qu’il comptait éventuellement les publier. Il y a bien, en effet, plusieurs autres œuvres manuscrites qui contiennent entre autres des versions primitives de celles contenues dans ce recueil ; mais aucun autre volume ne fut publié, D’Anglebert étant mort à peine deux ans après la parution de ces gracieuses et inventives pièces.

Hank Knox, Montréal, 2003 Traduction: Guy Marchand pour Traçantes,
service de traduction de la Société québécoise de recherche en musique.

* Nous avons adopté l’orthographe Jean-Henry D’Anglebert nonobstant le fait que plusieurs sources privilégient Jean-Henri, car c’est de cette façon que le compositeur signait ses œuvres..