BOISMORTIER – Six Sonates pour flûte et clavecin op.91

La musique de chambre connaît en France un essor considérable durant la première moitié du XVIIIe siècle. Presque tous les compositeurs, des plus grands génies aux plus obscurs petits maîtres, livrent à une clientèle bourgeoise aisée, qui compte dans ses rangs de nombreux musiciens amateurs, un nombre incalculable de recueils comprenant suites, sonates et pièces diverses destinées au violon, à la flûte, à la viole de gambe, au clavecin et aux instruments rustiques, la musette et la vièle à roue, qui connaissent une grande vogue à cette époque.

Cette production, bien que de qualité fort inégale, manifeste dans les distributions instrumentales une variété qu’on chercherait en vain chez les contemporains italiens et allemands; suites et sonates avec basse continue, duos sans basse, suites et sonates en trio, sonates à deux basses, quatuors, pièces de clavecin « qui peuvent se jouer avec l’accompagnement » de la flûte ou du violon, autant de combinaisons qui montrent la grande liberté créatrice des musiciens français du temps. Sur le plan des formes, on conserve la suite de danses et la pièce de caractère, mais l’influence italienne se manifeste dans un certain goût pour la virtuosité et dans l’acclimatation de la sonate et du concerto; appariant tout cela, partout les compositeurs essaient de « mêler, comme l’écrit André Campra, avec la délicatesse de la musique française la vivacité de la musique italienne ».

Ces musiques font appel tantôt à la virtuosité du musicien chevronné, tantôt aux talents plus modestes de l’amateur, tandis que les instruments sont de plus en plus utilisés pour leurs qualités idoines et de moins en moins interchangeables. Parmi ceux-ci, récemment transformée par les membres de la famille Hotteterre, musiciens et facteurs, la flûte traversière, aussi nommée flûte allemande, jouit d’une grande popularité. Elle est parfois demandée en remplacement du violon, mais elle se dote très vite de son propre répertoire. On aime sa sonorité à la fois champêtre et raffinée, on apprécie qu’elle permette de modeler l’émission des notes, possibilité qui la rend délicatement expressive; il ne s’agit pas de l’expression d’émotions extrêmes, mais bien de celles qui tournent autour du tourment amoureux, de la tendresse et de la grâce. Parallèlement à la flûte mais par un autre chemin, le clavecin, qui avait, lui, depuis longtemps son répertoire soliste, fait une entrée tout aussi remarquée dans la musique de chambre: il abandonne lentement son rôle de soutien de la basse continue et se voit confier des parties obligées souvent fort périlleuses.

Consacrant l’essentiel de sa production à la musique de chambre, Joseph Bodin de Boismortier est assurément l’un des musiciens les plus représentatifs de l’esprit de ce temps. Né à Thionville, en Lorraine, le 23 décembre 1689, il séjourne dans sa jeunesse à Metz, puis à Perpignan, avant de s’établir définitivement à Paris vers 1723. On ne lui connaît aucun maître, mais on sait qu’il apprit tôt le violon et la flûte, et cette dernière est restée son instrument préféré. À Paris sa fécondité et sa réputation sont telles qu’à aucun moment il ne fera appel à la protection des grands; il n’occupera aucune charge officielle, figurant en bonne place parmi les très rares musiciens du XVIIIe siècle à avoir pu vivre, et bien vivre, semble-t-il dans son cas, uniquement grâce aux fruits de leur plume. Après une existence sans histoires, consacrée à la musique et à sa famille, Boismortier meurt le 28 octobre 1755 dans sa propriété de Roissy-en-Brie.

Son œuvre est très variée; à côté de quelques cantates, cantatilles et motets, Boismortier écrit pour tous les agencements possibles d’instruments, comme en témoignent des pièces à deux violes et des sonates pour deux bassons, pour trois et cinq flûtes sans basse ou « pour une flûte et un violon par accords sans basse ». Déjà à son époque, certains lui reprochent sa facilité: l’abbé Raynal l’estime « plus abondant que savant » et, vers 1750, D’Aquin de Château-Lyon affirme qu' »il aurait une réputation sans mélange s’il avait eu la discrétion de ne publier qu’une partie de ses ouvrages ». Pourtant, en 1780, près de trente ans après sa mort, à une époque où le goût musical change comme le vent, Jean-Benjamin de Laborde, dans son Essai sur la musique ancienne et moderne, écrit à propos de Boismortier que « quoique [ses ouvrages] soient oubliés depuis longtemps, quelqu’un qui voudrait se donner la peine de fouiller cette mine abandonnée pourrait y trouver assez de paillettes pour former un lingot ».

Boismortier publie les six sonates pour flûte et clavecin opus 91 très probablement en 1742 — souvent à l’époque les pages de titre ne mentionnent pas l’année de parution — avec une dédicace fort louangeuse à Michel Blavet, le grand flûtiste virtuose, duquel le compositeur se déclare « l’ami fidelle ». Compte tenu des difficultés qu’elles recèlent, ces sonates ne sont pas destinées aux simples amateurs. La technique du clavecin y est en effet très poussée: notes piquées, gammes et arpèges rapides, croisements de mains fréquents, laissent entrevoir une possible influence de Scarlatti, dont on avait publié à Paris vers 1740 un livre de Pièces choisies. Utilisant complètement son ambitus, soit un peu plus de deux octaves, la flûte n’est pas en reste, avec, elle aussi, des gammes et des arpèges en cascades, avec des notes répétées et de longs trilles soutenus.

Sauf la première, qui compte quatre mouvements, les sonates épousent le schéma vif-lent-vif du concerto vivaldien. Mais là s’arrête sur le plan formel l’influence italienne: quelques mouvements sont des rondeaux bien français et plusieurs autres cachent des danses, comme les gigues qui terminent les seconde, troisième et cinquième sonates ou les gavottes des première et sixième, danses qui, bien que nommées Gayement ou Gracieusement, rapprochent ces sonates de l’ancienne suite. La nouveauté de ce recueil réside cependant dans le parfait équilibre que Boismortier établit entre les deux instruments, ici partenaires indissociables: les sonates de cet opus 91 ne se présentent pas comme des pièces de clavecin qui pourraient se jouer sans la flûte, telles les Pièces de clavecin en concerts de Rameau, ni comme des sonates pour flûte avec accompagnement de clavecin. Plus encore, préfigurant ce que sera la sonate classique, la flûte et le clavecin opposent ou marient l’un à l’autre des traits et des tournures qui leur conviennent parfaitement à chacun et ne font pas que se partager, comme chez Bach, les trois voix d’une polyphonie indifférente à leurs qualités propres.

On ne peut savoir avec certitude si Boismortier est le premier à écrire ce genre de sonate — Telemann écrit à la même époque des « concertos » pour flûte et clavecin (sans orchestre) — mais son opus 91 le rattache bien davantage à la génération des fils Bach qu’à celle de Bach père ou de Rameau, pourtant ses contemporains. Certains pourraient le déplorer: ces sonates tiennent à nos oreilles un discours léger et galant, certes, mais elles le font sans prétention, sans afféterie, avec élégance et ingéniosité.

© François Filiatrault

Le fécond M. Boismortier […] a composé des choses légères et aimables [et] tout ce qu’il a donné au public s’est vendu rapidement. Il est venu dans le bon temps; on était affamé de ces badinages agréables, qui font un très joli effet sur les flûtes et les musettes: il a profité de la mode courante et s’est servi doublement de son génie. —D’Aquin de Château-Lyon Le Siècle littéraire de Louis XV, 1754

Pour ce qui est de la personnalisation des deux instruments, de leur fusion, de l’égalité d’intérêt entre eux deux, c’est Boismortier qui [dans ses sonates opus 91] aura peut-être réalisé le premier l’équilibre qui plus tard sera de règle dans la sonate pour piano et un instrument monodique. Une fois de plus, dans ce recueil, se manifeste l’esprit inventif d’un musicien que le recul du temps permet d’apprécier plus équitablement qu’on ne l’a fait durant la longue période de purgatoire par laquelle il a expié des succès acquis peut-être trop facilement de son vivant. —Marc Pincherle, Préface à l’édition des Sonates… opus 91 de Boismortier, 1970.