de Bach à Mozart – sur les traces de la Sonate en trio

C’est lors de son service à la cour du prince Léopold, à Cöthen, entre 1717 et 1723, que Johann Sebastian Bach composa la majeure partie de sa musique de chambre. Cependant, la Sonate pour flûte et clavecin obligé en si mineur (BWV 1030), dont on possède un manuscrit autographe, aurait été écrite vers 1735, quand Bach était Cantor à Leipzig. Toutefois, certains croient que Bach aurait en fait réécrit une sonate en sol mineur qui datait de l’époque de Cöthen.

Le manuscrit porte la mention Sonata a cembalo obligato e traver solo. L’expression « pour clavecin obligé » signifie que la basse continue est confiée au seul clavecin, sans le support du violoncelle. De plus, le dialogue concertant entre la flûte et la main droite du clavecin montre que cette sonate a été conçue comme une sonate en trio et non pas comme une sonate à deux.

La Sonate en si mineur figure parmi les chefs-d’œuvre de la musique de chambre de Bach. Elle est remarquable par sa virtuosité étourdissante, par la luxuriance des lignes mélodiques et de l’harmonie, par la densité de l’écriture contrapuntique et par l’intensité des chromatismes qui la ponctuent. Le premier mouvement (Andante), d’une ampleur inhabituelle, est le mouvement de sonate le plus long composé par Bach.. Le Largo e dolce, plus mélodieux, laisse davantage la place à la flûte. Le mouvement final, en deux parties, débute par un Presto fugué qui se conclut sur un point d’orgue sur l’accord de dominante, puis qui s’enchaîne à une vigoureuse gigue au rythme syncopé.

Quoi de plus naturel pour le plus grand organiste d’Allemagne que d’avoir adapté à son instrument la forme de musique de chambre la plus populaire de son temps ? Johann Sebastian Bach a composé Six sonates ou trios à deux claviers, avec pédale obligée (BWV 525-530) pour son fils aîné Wilhelm Friedemann (1710-1784) « qui devait se préparer par leur étude à devenir le grand organiste qu’il fut par la suite », selon le premier biographe de J.S. Bach, J.N. Forkel (1802). Ce dernier de poursuivre : « On ne saurait suffisamment vanter la beauté de ces sonates ». Ces œuvres ont dû être écrites pendant les premières années de Johann Sebastian à Leipzig, soit vers 1723-1729.

Selon plusieurs spécialistes, Bach aurait utilisé des œuvres déjà existantes, mais aujourd’hui disparues, pour les adapter à l’orgue. Pourquoi alors ne pas tenter, avec un peu de créativité, de redonner à ces œuvres une sonorité de chambre ? Dans le présent enregistrement de la Sonate en ré mineur (BWV 527), les deux parties de dessus ont été confiées à la flûte et au violoncelle, tandis que le clavecin a pris en charge la basse continue.

L’Andante initial, de forme da capo, se concentre sur les jeux contrapuntiques des voix supérieures. L’Adagio e dolce, empreint d’une douce mélancolie, est de forme binaire. Bach réutilisera ce morceau dans son Concerto pour flûte, violon et clavecin (BWV 1044). Le Vivace, de construction plus complexe, est un rondo dont la section initiale est reprise à la toute fin de l’œuvre.

Les premières décennies du XVIIIème siècle virent l’émergence d’une classe bourgeoise prospère soucieuse d’imiter, dans certains domaines, les classes supérieures. C’est ainsi que, peu à peu, la musique devint un élément essentiel de la vie sociale : concerts publics, soirées musicales à domicile, ensembles d’amateurs (Collegia musica).

Une nouvelle sensibilité se développa et s’affirma en réaction contre le style savant et pompeux de l’esthétique baroque jugé dépassé. Le style galant fit son apparition vers les années 1730-1740. On privilégia la grâce et la simplicité à l’écriture élaborée et dense du contrepoint. Plutôt que les longues phrases sinueuses et ornementées, les compositeurs favorisèrent des mélodies chantantes, plus légèrement accompagnées, plus courtes. Le goût baroque préconisait l’expression des passions humaines (une seule passion par mouvement). Les pôles d’attraction étaient les voix extrêmes (la voix supérieure et la ligne de basse). L’attention se portera désormais sur les sentiments plus subjectifs, plus individuels. De plus en plus, ce sera la mélodie qui prédominera, les autres voix remplissant le rôle d’accompagnement, ce qui entraînera graduellement la disparition de la basse continue.

Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) fut l’une des personnalités les plus originales de son temps. Il fut le plus important représentant de l’Empfindsamkeit (« Sensibilité »), un courant artistique littéraire et musical qui s’opposait au rationalisme de l’Aufklärung (philosophie des Lumières) et aux excès du courant Sturm und Drang (« Tempête et passion »). Pour Emanuel Bach : « Un musicien ne peut émouvoir que s’il est lui-même ému. Il faut jouer avec âme, et non comme un oiseau bien dressé ». La musique n’était plus un simple divertissement : elle se permettait maintenant de traduire à l’aide des sons les élans du cœur et les mouvements de l’âme.

Ces idées nouvelles se traduisirent chez C.P.E. Bach par une certaine liberté de forme, par des modulations hardies, des silences expressifs, des chromatismes surprenants, une dynamique parfois très contrastée (piano/forte), des tonalités sombres et des élans inattendus. Ce fut surtout dans ses œuvres pour clavier (pianoforte ou clavicorde) qu’il s’exprima de la façon la plus personnelle. Il contribua de façon déterminante à l’évolution de la sonate et du concerto pour piano, de même qu’au développement de la nouvelle « forme sonate ».

Emanuel Bach occupa pendant trente ans, de 1738 à 1768, le poste de premier claveciniste à la cour du roi Frédéric II le Grand. Ce dernier était un passionné de musique : il était un excellent joueur de flûte et il composait à l’occasion. Par contre , il faisait montre de goûts musicaux très conservateurs. S’il appréciait l’habileté de son claveciniste, il goûtait beaucoup moins les compositions de celui-ci… Ceci explique pourquoi une bonne partie des œuvres de C.P.E. Bach composées à cette époque (du moins celles destinées à la cour) se rapproche davantage de l’esthétique du style galant.

La Sonate pour flûte et clavecin en ré majeur Wq.83 fut écrite en 1747. Il s’agit en fait de la révision de la Sonate en trio en ré majeur Wq.151 pour flûte, violon et basse continue, probablement composée vers 1745-1747. La Sonate Wq.83 comporte trois mouvements qui sont résolument dans le style galant, avec une certaine touche d’originalité dans le traitement thématique et rythmique, particulièrement dans l’Allegro final, avec ses courtes incises, ses silences brusques et son point d’orgue inattendu qui précède, vers la fin de la seconde partie, la reprise du thème initial. Fait curieux, la partie de clavecin « obligé », écrite en entier, contient ici et là des éléments de basse chiffrée.

Johann Christoph Friedrich Bach (1732-1795) est sans doute, pour le public d’aujourd’hui, le moins connu des fils du grand Johann Sebastian. Né à Leipzig, il reçut de son père son éducation musicale. En 1750, peu avant la mort de ce dernier, Friedrich Bach se vit offrir un poste de chambriste à la cour du comte de Bückeburg. À partir de 1763, et jusqu’à sa mort, il y occupa la fonction de compositeur de la cour.

J.C.F. Bach composa huit sonates pour clavecin et flûte (ou violon). Six de celles-ci (Wf.VIII.3) parurent à Riga en 1777, chez l’éditeur J.F. Hartnoch. Une autre (Wf.VIII.2), plus ancienne, fut publiée à Hambourg en 1770. Elles comprennent toutes trois mouvements et suivent, à quelques détails près, le même schéma : Allegro -Andante- Tempo di Minuetto.

On ne connaît pas exactement la date de composition de la Sonate en fa majeur (Wf.VIII.1.). Selon certains experts, elle fut probablement écrite avant 1777. Elle ne comporte que deux mouvements, un Allegro et un Tempo di Minuetto. L’écriture concertante entre la flûte et la main droite de la partie de clavecin, ainsi que le déroulement continu de la voix de basse, attestent de sa nature de sonate à trois. Cependant, l’élégance des thèmes, l’équilibre entre les sections (souvent délimitées par des changements de dynamique – forte ou piano), les contrastes davantage accentués entre les thèmes et un accompagnement de la main gauche qui fait la large part aux arpèges, tout cela témoigne d’une conception d’ensemble qui est déjà toute « classique ».

Johann Christian Bach (1735-1782) fut sans doute le plus cosmopolite des fils Bach. Il fut le premier Bach à aller étudier en Italie, et le premier à composer des opéras. Il n’avait que quinze ans lorsque son père mourut et ce fut auprès de son demi-frère Carl Philipp Emanuel qu’il continua sa formation musicale. Il se rendit en Italie en 1754. Durant son séjour, il perfectionna sa technique auprès du célèbre Padre Martini, à Bologne. Converti au catholicisme en 1757, il occupa le poste d’organiste à la cathédrale de Milan en 1760. Son premier opéra, Artaserse fut créé à Turin en 1761. En 1762, il partit pour l’Angleterre et s’y établit définitivement. Il joua un rôle de premier plan dans la vie musicale de sa nouvelle patrie. Maître de musique de la reine, il fut chargé de l’éducation des enfants royaux. Il eut énormément de succès pour avoir organisé et dirigé avec son ami K.F. Abel (1723-1787) les célèbres concerts publics Bach-Abel, de 1765 à 1781. Il mourut cependant criblé de dettes et dans l’indifférence générale.

Ce fut à Londres, en 1763, que Johann Christian Bach publia les Six Sonates pour le clavecin, avec accompagnement d’un violon ou flûte traversière et violoncelle…œuvre 2. Ce recueil contient des sonates d’un genre très en vogue (surtout en France) dans les années 1760-1770 : celui de la sonate pour clavier avec accompagnement (souvent ad libitum) de violon ou de flûte et de violoncelle. La partie de clavier est une composition autonome sur laquelle sont greffés des éléments purement décoratifs. Le violoncelle ne fait souvent que doubler la ligne de basse. Le violon, ou la flûte, s’il enrichit la sonorité du clavier, ne joue plus qu’un rôle secondaire, purement décoratif. On peut aisément comprendre le côté « marketing » d’une telle conception de l’œuvre musicale. Johann Christian Bach déclara un jour : « Mon frère Carl Philipp Emanuel vit pour composer, moi je compose pour vivre » . Avoir une âme de musicien n’empêche pas que l’on puisse aussi avoir la bosse des affaires !

La Sonate en sol majeur op.2 no2 est formée de deux mouvements, Allegretto et Allegro, tous deux de structure binaire. Au-delà des concessions au style galant, Bach a su revêtir cette œuvre d’une élégance certaine. Cependant, l’aspect le plus novateur de ce morceau demeure l’utilisation du crescendoau domaine de la musique de chambre et porteurs de grandes possibilités expressives.

En juin 1763, Leopold Mozart (1719-1787) entreprit avec ses deux enfants prodiges, Wolfgang Amadeus (1756-1791) et Maria Anna (dite « Nannerl », 1751-1829), un long périple qui devait les mener dans les plus grandes villes d’Europe. Ils arrivèrent à Paris en novembre. Ils y restèrent cinq mois. Les Mozart gagnèrent Londres à la fin d’avril 1764. Ils sont reçus par le roi George III, devant qui les enfants se produisirent, avec un grand succès, à plusieurs reprises. La famille quitta l’Angleterre en juillet 1765 et ne fut de retour à Salzbourg qu’à la fin de novembre 1766.

Lors de son séjour à Londres, Wolfgang fit publier Six sonates pour le clavecin qui peuvent se jouer avec l’accompagnement de viole [ violon ] ou de flûte traversière. Très humblement dédiées à sa Majesté Charlotte, reine de Grande-Bretagne. La dédicace porte la date du 18 janvier 1765 et mentionne que le jeune compositeur est « âgé de huit ans ». En réalité, Wolfgang était sur le point de fêter son neuvième anniversaire (le 27 janvier). Léopold Mozart avait pris l’habitude de soustraire un an à l’âge de ses enfants, histoire de faire davantage ressortir les dons prodigieux de sa progéniture. La reine remercia Wolfgang en lui donnant 50 guinées pour la dédicace des sonates qu’elle lui avait commandées. C’est à cette époque que Wolfgang Mozart se lia d’amitié avec Johann Christian Bach.

La Sonate en fa majeur K.13 est la quatrième sonate du recueil, mais possiblement la première à avoir été composée. En plus de l’accompagnement de violon (ou de flûte), la partition contient une partie de violoncelle « ad libitum ». L’œuvre comprend trois courts mouvements. Écrite par un enfant, sa facture conventionnelle laisse déjà percevoir les dons mélodiques (partie de flûte de l’Sonate témoigne surtout de l’extraordinaire facilité avec laquelle Mozart a assimilé les plus récentes innovations de son temps, notamment la forme sonate « pré-classique », qui est structurée à partir de deux sections qui sont reprises. La première partie expose successivement deux thèmes plus ou moins contrastants, de tonalités différentes. La seconde débute par un développement modulant (encore peu élaboré) qui débouche sur la réexposition des deux thèmes initiaux, présentés tous les deux dans la tonalité de base de l’œuvre.

Pour interpréter la Sonate K.13 à la flûte, il a fallu apporter quelques légères modifications d’ordre technique et esthétique dans la mélodie ou dans l’harmonie. Pour ce mêmes raisons, l’Andante en fa mineur a été transposé en ré mineur qui est la tonalité choisie par Mozart pour le Menuetto II.

© Mario Lord, janvier 2005

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