Susanne un jour

« Ceux qui m’ont vu et entendu jouer, au lieu d’être enchantés, furent souvent forcés de rire. Constatant que j’étais dans l’erreur, et résolu à en sortir, j’allai dans maintes cités, aboutissant finalement dans cette cité des plus illustre qu’est celle de Venise. Dans le fameux temple de San Marco, j’entendis une joute entre deux orgues d’une telle adresse et d’une telle beauté, que je faillis ne plus me contenir, pressé de rencontrer ces deux grands champions. J’attendis près de la porte où je vis apparaître Claudio Merulo et Andrea Gabrieli, tous deux organistes à San Marco. Je me vouai à eux, spécialement au sieur Merulo. »

Ainsi écrit Girolamo Diruta, un moine originaire de Ombrie, dans son Il Transilvano, un exhaustif traité sur l’art du clavier, dont le premier volume fut imprimé à Venise en 1593. Il commente le maintien de Merulo à l’instrument, tout comme la position de ses mains sur le clavier, à la fois élégante et détendue. Diruta dit à un élève, un prince hongrois, que les œuvres de « sieur Claudio » contenaient tout ce qu’il fallait pour apprendre à jouer « avec charme et vernis ». Cela n’est pas un vain éloge, car Merulo était en effet le maître par excellence à une époque où Venise, parmi toutes les particularités qui en faisaient une ville d’exception, était entre autres le premier centre de la musique pour clavier, tant sacrée que profane. Heureusement, Merulo transcrivait sa musique avec soin jusque dans ses moindres détails et, grâce à l’émergence, toujours à Venise, du marché de l’édition, il put voir imprimer une bonne partie de son œuvre, nous léguant ainsi un tableau d’une précision unique de l’art de l’ornementation au clavier.

Deux œuvres substantielles de Merulo, une toccata et une chanson ornementée, forment le cœur de ce récital qui présente un programme couvrant la période remarquablement longue (environ deux siècles et demi) pendant laquelle de la musique pour clavecin fut composée et publiée à Venise. Les sources les plus anciennes de ce répertoire sont manuscrites, et les plages 1 et 2 sont de courtes pièces provenant d’un manuscrit de la Biblioteca Marciana, datant d’environ 1530. La Lodexana (dialecte vénitien pour « La fille de Lodi ») est une danse de style gaillarde que je joue deux fois, la seconde avec la main droite à l’octave supérieure. De che  la morte de la mia signora est un simple mais éloquent arrangement de ce qui était vraisemblablement une chanson populaire, permettant d’entendre les trois couleurs originales disponibles sur le clavecin de 1531 : le registre de 8’ plus aigu, le registre de 4’ seul et le registre de 8’ à la hauteur écrite. (Voir plus bas pour plus d’informations sur les deux clavecins entendus sur ce disque.)

Il y a plusieurs sources vénitiennes du 16e siècle constituées pour la plupart de danses et de courtes pièces pour clavier. L’une des plus remarquables est une collection que fit paraître en 1551 Antonio Gardano (ou Gardane), un Français qui avait fondé une fructueuse et prolifique maison d’édition à la fin des années 1530. Gardano lui-même était un compositeur compétent et pourrait avoir lui-même fait le choix des pièces qui forment ce recueil de 1551. Certaines des danses sont des « standards » que l’on retrouve dans d’autres collections. Les cinq gaillardes sélectionnées ici [plages 4 à 8] présentent une remarquable variété d’« humeurs » et de couleurs lorsque jouées sur le clavecin Trasuntino. (Tu te parti est jouée une octave plus haut que ce qui est écrit.)

Diruta remarque dans Il Transilvano que « le saint Concile de Trente a interdit de jouer des passi e mezzi et autres danses sur les orgues d’église, ainsi que des chansons licencieuses et indécentes. » Dans son arrangement de la Passamezzo Antico (plage 9), une pièce probablement conçue tout autant pour le clavecin que l’orgue, Andrea Gabrieli (le célèbre collègue de Merulo à San Marco) montre comment ce genre populaire de basse obstinée pouvait être variée dans un style savant et sérieux. Les œuvres pour clavier de Gabrieli ne furent publiées qu’après sa mort, dans des éditions supervisées par son neveu Giovanni (qui avait succédé à Merulo à San Marco en 1586). Tout comme la Passamezzo, la Fantasia allegra (plage 3), jouée ici sur le registre de 4’ seul, proviennent du Terzo libro de ricercari tabulati per ogni sorte de stromenti da tasti de 1596.

En dépit de l’impression donnée par Diruta, de tels titres confirment que, les claviers à cordes pincées (clavecin, virginal, épinette) étaient utilisés dans un répertoire plus varié que les seules danses et chansons populaires, incluant des formes qui à l’origine avaient eu des fonctions liturgiques : toccata, canzona et ricercar. Les dictionnaires définissent traditionnellement la toccata comme une pièce de démonstration technique, supposant un lien avec le mot « toccare » qui veut dire « toucher » ou « jouer » un instrument de musique. Mais il y a aussi un lien avec le mot shakespearien « tucket », « fanfare ». Et, à Venise, les plus anciennes toccatas ressemblaient certes à une courte « intonation » pour orgue dont le but était de servir d’introduction au chant, d’« entonner » un des modes d’église. Dans les 20 toccatas de Merulo, l’art de la polyphonie hautement ornementée est développée sur de grands canevas. La toccata enregistrée ici (plage 11) a trois sections libres entrecoupées de deux sections fuguées. Contrairement à la musique de Frescobaldi, avec ses élans caractéristiques de l’expression des passions du Baroque, celles de Merulo coulent doucement, souvent sans claires séparations entre les sections. L’expression réside beaucoup plus dans le détail des guirlandes de notes rapides, l’ornementation raffinée tant appréciée par Diruta.

On peut dire la même chose des arrangements de chansons vocales de Merulo, qui incluent une subtile transcription pour clavier de Susanne un jour d’Orlando di Lasso datant de 1560 (plage 13), une chanson à cinq voix particulièrement sérieuse, dont le sujet fait référence à l’histoire de « Suzanne et les vieux » de l’Ancien Testament. Plusieurs compositeurs furent attirés par cette chanson, peut-être parce que la solidité et la clarté de ses structures harmoniques se prêtaient bien à la variation. Andrea Gabrieli, Antonio et Hernando de Cabezón, Manuel Rodrigues Coelho (qui en fit quatre versions) Francisco Correa de Arauxo et plusieurs autres l’ont reprise. La magnifique version de Merulo (que j’ai décidé de jouer plutôt lentement) utilise de manière très expressive le principe de la division, c’est-à-dire que les notes longues de la mélodie sont subdivisées en plus petites, doubles ou triples croches. En marge de ses madrigaux, de sa musique religieuse et de ses canzonas révolutionnaires pour ensembles instrumentaux, Giovanni Gabrieli a composé un nombre relativement modeste d’œuvres pour clavier, la plupart de forme contrapuntique. Certaines ne sont préservées que dans des sources germaniques, une grande partie de la musique vénitienne ayant traversé les Alpes pour se retrouver dans les recueils de nombreux amateurs et professionnels d’un peu partout en Europe. Par exemple, de la Fuga dans le neuvième mode (plage 10), il n’y a qu’une unique copie manuscrite de la main de Mathias Weckmann, un élève de Schütz. Il s’agit ici d’une véritable fugue baroque, avec un thème principal bondissant revenant de manière récurrente en alternance avec des épisodes où domine une figure contrastante en mouvement conjoint. Inversement, les fantaisies (« ou canzonas ») de l’organiste et madrigaliste Adriano Banchieri sont plus à l’ancienne mode, composées comme des séries de sections contrastantes, certaines d’entre elles étant répétées ou récapitulées. La collection de 1603, d’où sont tirées les plages 12 et 14, fut imprimée en partition à quatre parties séparées, la page titre expliquant que les « fantaisias/canzonas » pouvaient être jouées tout aussi bien par un clavier qu’un ensemble.

Avec l’Intavolatura di balli d’arpicordo de 1621 du luthiste et organiste vénitien Giovanni Picchi, la tradition des danses idiomatiques pour clavier de la cité atteint un haut niveau de brillance extravertie. Les courtes danses de l’Intavolatura de 1551 auraient pu être à la limite réellement dansées, mais les variations de Picchi semblent trop complexes pour cela; l’intérêt réside dans les contours mélodiques et l’harmonie aux couleurs surprenantes. Les dissonances et le contrepoint parfois fruste de ses variations sur la Passamezzo (plage 15) suggèrent que le compositeur était au clavecin un improvisateur des plus imaginatifs.

La recueil de Picchi fut le dernier livre de musique de clavier vénitien à être imprimé dans la cité pour plusieurs décennies. Nous connaissons les noms de plusieurs claviéristes notables qui, au 17e siècle, firent carrière dans la sérénissime république, certains, comme Cavalli, Lotti et P.A. Ziani, mieux connus dans d’autres champs d’activités musicales. Mais aucune note de leurs musiques de clavier n’a survécu. Cette situation est probablement due à une double conjecture : la musique d’orgue liturgique était en grande partie improvisée, alors que le marché de l’édition connaissait un certain déclin après un premier apogée vers la fin de la Renaissance. Toutefois, des recueils de musique de clavier dignes de mention de compositeurs d’ailleurs furent imprimés à Venise, comme le célèbre recueil liturgique de Frescobaldi Fiori musicali de 1635 et, en 1664, un recueil plein de caractère d’un autre maître moins connu, actif à Messine en Sicile, le Selva di varie compositioni de Bernardo Storace. Parmi les nombreuses danses de Storace, ses variations sur la basse de chaconne (plage 16) semblent un choix approprié ici, car son thème servit de modèle à une vraie pièce vénitienne : le duo pour ténor que Monteverdi composa sur le sonnet de Rinuccini Zefiro torna.

Le plus célèbre compositeur baroque de La Sérénissime, Antonio Vivaldi, semble aussi avoir peu écrit pour le clavier solo et ce récital se termine avec deux sonates de deux de ses contemporains. La sonate vénitienne pour clavecin s’inscrit au 18e siècle dans le cadre des « académies », rencontres d’aristocrates où les arts faisaient l’objet de débats entre deux performances musicales. Benedetto Marcello était lui-même de noble ascendance et devint internationalement connu d’abord pour sa mise en musique des Psaumes, où il aspirait à retrouver la pureté de la musique de l’Antiquité, et ensuite pour son essai Il teatro alla moda, une satire des travers de l’opéra italien. Il publia aussi une douzaine de sonates pour clavecin à Venise entre 1712 et 1717 et quelque 35 autres nous sont parvenues sous forme manuscrite. Avec ses sonates, Marcello établit un style qui sera plus tard développé par Galuppi, Platti et, bien sûr, par le génie de la sonate Domenico Scarlatti, qui vécu à Venise de 1705 à 1709 : un style dit «  rococo » reposant essentiellement sur une claire texture à deux voix et des mélodies au chant à l’apparence naturelle. La Sonate en si bémol majeur de Marcello comporte trois mouvements (plages 17 à 19), le dernier étant dans le ton relatif de sol mineur. Bartók l’aimait tant qu’il la jouait souvent en récital et en publia même un arrangement pour piano en 1930.

Le dernier maître vénitien du clavecin, Baldassare Galuppi, fut, comme la plupart des auteurs de sonates, principalement un compositeur d’opéras. Né sur l’île vénitienne de Burano (fameuse tant à l’époque qu’aujourd’hui pour ses ateliers de verrerie), « Il Buranello » étudia avec Lotti, qui était organiste à San Marco, et jeune homme tint la partie de continuo pour Vivaldi. Galuppi parcourut non seulement l’Italie, mais se rendit jusqu’à Londres (1741) et à Saint-Pétersbourg (1764-69), prenant le temps de s’arrêter en chemin pour rencontrer des pairs comme C.P.E. Bach. Près de 130 de ses sonates ont été répertoriées, certaines ayant été éditées à Londres, Nuremberg et Paris. La seconde partie de la très particulière Sonate en mi mineur (plage 20) comprend une section ressemblant à une cadenza qui pourrait être une réminiscence du style violonistique de Vivaldi. Comme Goldoni, auteur de plusieurs livrets des opéras de Galuppi, dit de la musique de son collègue : « Quelle musique! Quel style! Quels chefs-d’œuvre! »

Timothy Roberts Deià, Mallorca, 2004 Traduction : Guy Marchand

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